Les nuances de courge

Texte écrit dans le cadre de l'atelier été 2021 "Progression" animé par François Bon sur tierslivre.net

Au jardin

Dans la maisonnée, le jardinier est souvent un cuisinier qui s’ignore. Choisir les graines, c’est choisir ce qu’on mangera. Courges, potimarrons, butternuts, concombres, melons, courgettes, citrouilles, potimarrons, patidou et patison, la famille est grande. L’erreur du débutant consiste à planter des courges de Nice, une variété qui produit des légumes obèses et aqueux. La culture est patiente, l’art multiple. Les mains du jardinier ont l’interprétation approximative des conseils du grand-père ou des livres. La cuisine est maison. Les courgettes naissent dans des fleurs jaunes et poussent à même le sol. Les branches des plants dépassent la terre et viennent courir sur la pelouse. Il faut beaucoup d’eau et de soleil pour gorger le légume de vitamine et d’énergie. Un long bain de lumière pour un court bain d’eau ou d’huile. Le jardinier devra choisir les meilleurs éléments, jouer avec la terre, l’eau et la paille. Compenser les pénuries, éviter les trop, nettoyer l’acidité du chiendent. La récolte sera bonne pour qui a bien soigné la terre. La pousse peut-être enrichie par du purin d’ortie, des feuilles de consoudes, des peaux de bananes séchées et le magnésium des coquilles d’oeufs écrasées. En première ligne, le jardinier aura tôt fait de découvrir les variétés et les couleurs. Vert foncé, jaune, dégradé de vert, rayures verts foncés et verts claires. Le jardinier est rarement seul, l’apprentissage est collectif et se fait par la pratique. On oublie le sens de la mesure, on a appris à cultiver en lasagnes, il y a des courgettes en nombre, en quantité, il y en a trop et trop souvent, les plants ont beaucoup donné. Les cuisinières râlent : on ne va pas manger des courgettes toute la semaine ! Alors on offre des légumes aux voisins et aux amis, un cadeau prosaïque d’hôte pour remplacer les bouteilles de vin et autres chocolats.

À la ville

Certains soirs m’offraient du réconfort. Je rentrais à pied du travail en début de soirée dans la lumière vive de l’été. Si je rentrais chez moi, je ne voulais pas revenir dans cet appartement au deuxième étage, dans cette petite chambre, entouré de colocataires à qui je n’avais rien à dire. La situation, les gestes, les moments, le déroulement étaient invariablement les mêmes. D’abord j’étais rassuré, quand à une dizaine de mètres sur le trottoir, j’apercevais Thomas attablé au balcon du rez-de-chaussée. Je gravissais les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée et déjà c’était entendu, je pouvais à mon aise grimper sur le balcon. Thomas me servait un pastis de sa Marseille natale. Quand j’y repense maintenant, on naviguait entre deux eaux, la mélancolie et la joie. On ne disait rien de bien intéressant mais nous aimions nous tenir compagnie. On se baignait doucement dans le jaune alors que le soleil déclinait. Maria venait nous saluer vers 19h30 et soudain sans autres explications il était déjà 20h30 et nous étions une dizaine entassé sur le balcon. Québécois, béninois, arabes ou uruguayen. Nous étions quelque part sur terre. Le boulevard s’appelait Saint-Joseph. Nous étions appelé à l’intérieur de l’appartement par l’odeur. Maria était végétarienne, elle s’attelait à cuisiner des pattes aux courgettes. C’était parfois des spaghettis, parfois des pennes et on ne savait pas d’où venait les courgettes. Des courgettes et des pattes industrielles, dans cette grande ville, c’était nécessairement suspect. Un plat de pauvre, d’étudiant, un plat de rien, quelque chose de simple et vite fait. Un plat mondial, trouvable partout dans notre civilisation occidentale du blé. Ça n’avait l’air de rien et pourtant. Nous étions trop occupé à palabrer pour aller dans la cuisine. C’était le cadeau de Maria, par pur plaisir, tous les quinze jours à peu près. Une fois Pierrot, qui la draguait, a bien essayé de l’aider. Le pauvre, il n’a pas tenu deux minutes. Maria savait y faire, comme on dit chez moi. Le secret je crois, c’était la découpe des légumes. Elle éminçait finement les courgettes. Des lamelles si fines qu’une fois cuite elles se décomposaient dans une nouvelle forme, entre l’état solide et liquide, et donnaient toutes leurs énergies. Pour la cuisson Maria donnait aux pattes une texture toute napolitaine, la mer et le volcan, une application nécessaire et suffisante aux temps. Le temps fondait sur les pattes. Mais dans la bouche, on ne savait pas, on ne savait plus car les courgettes fondaient sur les pattes, à moins que ce ne fut l’inverse. Chaque bouchée apportait un plaisir aérien et la satisfaction terrestre de se remplir le ventre. Que mangeait-on ? Des pattes aux courgettes ou des courgettes aux pattes ? La spécialité de Maria, on les appelait les pattes Saint-Joseph. Un plat en souvenir de certains soirs d’été quelque part sur terre.

Codicille : entend-t-on bien ce que le texte ne dit pas ?

Liens vers la consigne : Ryoko Sekiguchi, les doigts dans la bouche