Bric-à-brachttps://plume.deuxfleurs.fr/~/BricBrac@fediverse.blog/atom.xml2023-08-26T12:34:54.531108+00:00<![CDATA[L’enfer du dating]]>https://fediverse.blog/~/BricBrac/L’enfer%20du%20dating/2023-08-26T12:34:54.531108+00:00mallaborihttps://fediverse.blog/@/mallabori/2023-08-26T12:34:54.531108+00:00<![CDATA[<p dir="auto">Ceci est mon bilan personnel des applis comme Tinder, au moment où j’écris. Je ne prétends pas décrire d’autre situation que la mienne, et encore moins lui apporter une solution. Je suis un homme gay et dans le domaine du <em>dating</em> ma situation n’est pas comparable à celle d’autres camarades queers. Je ne considère pas du tout ici le dating en ligne hétéro, qui est tout aussi misérable mais pour des raisons très différentes.</p>
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<h2 dir="auto">Situation</h2>
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<p dir="auto">Pourquoi est-ce si compliqué de trouver un partenaire quand on est gay ? Clairement, le premier facteur est tout trouvé : il est très difficile de flirter dans l’espace public et la vie quotidienne. Tout simplement parce que 1° on est peu, et 2° on ne se reconnaît pas forcément entre nous. Pour déjouer la force du nombre hétérosexuel, les applications proposent la mise en contact, mais n’offrent qu’une pitoyable parodie de contact humain, délavée par la distance et la paresse de chacun. Le <em>ghosting</em> est roi, et la mort par inanition de conversations creuses règne presque partout ailleurs. Comment pourrait-il en être autrement quand on échange des messages texte avec un parfait inconnu, sans base ni intérêt commun sinon quelques vagues mot-clés ? (Expos, Fripes, Prendre soin de soi ?) Quand par exception ou au terme d’un parcours du combattant on a pu décrocher un date, pour un nombre conséquent d’entre eux, c’est la déception qui guette : l’autre ne ressemble pas à ses photos, ou plutôt à l’image qu’on s’était faite de lui à partir de quelques clichés. Ou parfois, c’est toi qui déçois.</p>
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<p dir="auto">Mon bilan personnel de plus de 4 ans d’applications de rencontre ? Je vais laisser de côté les coups d’un soir et autres plans. Non parce que je les récuserais comme non légitimes — qu’est-ce que ça pourrait bien vouloir dire — mais parce que j’ai décidé que ces transactions auxquelles je procède parfois comblent certes un désir, mais qui n’est pas celui qui anime ma recherche. Le bilan de 4 ans donc : une grosse dizaine de rendez-vous, 4 hommes que j’ai eus envie de revoir, 2 que j’ai revus, 1 avec qui j’ai ressenti un début de complicité, 1 avec qui j’ai couché, 0 avec qui les relations ont duré plus de deux semaines. Et cela parmi plusieurs dizaines d’échanges de messages, et plus d’une centaine de matchs.</p>
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<p dir="auto">Pourquoi un bilan aussi pathétique ? C’est sans doute, pour une part, ma faute. Je déteste chaque nœud du <em>dating pipeline</em>, des conversations laborieuses au rendez-vous et par-dessus tout devoir mettre un râteau à l’autre (par message après le date, parce que je ne suis pas plus courageux qu’un autre). Subir le râteau m’est moins pénible mais est bien sûr un moment désagréable qui vous refroidit du <em>dating</em> pour quelques jours. Par conséquent, j’ai réduit au minimum les dates, été exigeant sur mes <em>likes</em>, avare en messages avec mes matchs (et c’est doute la raison pour laquelle personne ne se parle sur ces applis). Et quand les probabilités jouent contre vous, réduire la voilure est le meilleur moyen de ne pas trouver l’amant espéré.</p>
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<p dir="auto">Cependant, si je suis plus lâche que d’autres et que cela explique pour partie mon insuccès, je crois néanmoins que mon expérience a quelque chose d’universel. J’en veux pour preuve le consensus total parmi mes amis queers : le dating, c’est l’enfer ; et le fait que, dans la grande majorité des cas, un match ne débouche pas sur une discussion, et une discussion ne débouche le plus souvent sur rien du tout. Ainsi Tinder (et supplétifs) est-il une lande désolée où des célibataires swipent par ennui, et timide espoir d’un contact humain authentique, tout en ne faisant aucun effort pour établir un tel contact. En effet chacun de nous sait que la quasi-totalité de ces efforts s’abîmeront dans les eaux glacées de la paresse d’autrui. L’enfer, c’est l’absence des autres.</p>
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<h2 dir="auto">À qui la faute ?</h2>
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<p dir="auto">Dire que le capitalisme détruit les communautés n’est pas une analyse nouvelle. Notre mode de vie au sein de l’empire occidental est particulièrement solitaire. Les collectifs d’autrefois, ceux du village, de l’usine, ou du bistrot de quartier ont été détruits les uns après les autres. La communauté LGBT n’existe plus, en tant que telle. Les gays, notamment, ayant acquis une respectabilité au sein de l’empire, ont choisi de devenir les consommateurs satisfaits que leur condition les empêchait d’être ; leur solidarité n’est plus et ne subsiste que sous forme d’images, de séries télé, de <em>lifestyle</em>. Nous sommes aussi esseulés que n’importe qui d’autre ; et je suis pour ma part convaincu que le dispositif technologique des applications de rencontre ne changera rien à cette atomisation.</p>
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<h2 dir="auto">Que faire ?</h2>
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<p dir="auto">Individuellement, il semble n’y avoir que trois stratégies possibles.</p>
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<ol dir="auto">
<li>Persévérer sur les applis. Jouer avec les règles du jeu. Te présenter sous un bon jour sur les photos. Liker même quand tu n’es pas sûr. Prendre le risque de faire des dates même si le soupirant pourrait ne pas être à ton goût. Essayer tant bien que mal d’atteindre l’âme de l’autre malgré tous les écrans. Dans le cadre des applis et sans compter sur une chance improbable, c’est la seule stratégie valable.</li>
</ol>
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<ol dir="auto" start="2">
<li>Dire merde aux applis. Chercher son bonheur dans les soirées et les collectifs queer. Compenser par le groupe ce qui te manque dans la foule, et te faire sociable pour attirer les amants.</li>
</ol>
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<ol dir="auto" start="3">
<li>Dire merde à la recherche d’une relation amoureuse. Vivre sa vie avec d’autres projets, et assumer la solitude qui en découle quasi mécaniquement. Bien sûr, on peut toujours avoir un coup de chance.</li>
</ol>
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<p dir="auto">Fais ton choix, camarade.</p>
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<h2 dir="auto">Que faire, collectivement ?</h2>
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<p dir="auto">Je serais bien en peine de le dire. Tenter de revenir aux anciennes communautés serait dénué de sens. Outre qu’elles étaient loin d’être idéales, leurs conditions d’existence ne sont plus et le retour en arrière n’a rien de souhaitable. Le seul projet qui me paraît un tant soit peu valable serait de se fédérer autour du refus du mode de vie capitaliste et impérial : refuser de s’y intégrer en tant que consommateurs. Se trouver un rôle contre, ou à côté, et l’incarner.</p>
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<p dir="auto">Mais bien sûr, les collectifs amicaux, artistiques ou militants n’ont rien d’une solution au problème du <em>dating</em>. On connaît d’ailleurs les torts qui naissent du mélange des deux. J’ai donc peur que nous soyons coincés dans l’enfer du dating pour encore très longtemps. Mais si notre vie amoureuse est condamnée à cette précarité, peut-être pouvons-nous encore sauver le reste de notre âme. Peut-être, en choisissant un projet collectif, arriverons-nous à connaître parfois des contacts humains authentiques.</p>
]]><![CDATA[Sens de la vie, sens des valeurs]]>https://fediverse.blog/~/BricBrac/Sens%20de%20la%20vie,%20sens%20des%20valeurs/2023-01-15T22:42:27.995491+00:00mallaborihttps://fediverse.blog/@/mallabori/2023-01-15T22:42:27.995491+00:00<![CDATA[<p dir="auto"><em>Ceci est un ensemble de réflexions peu ordonnées, quasiment une prise de notes. Peut-être pourront-elles intéresser des gens et leur donner quelques points de réflexion sur un sujet qui m’a obsédé pendant un bon moment. Peut-être pas. Il s’agit d’une synthèse assez lapidaire de mes angoisses, lectures et réflexions sur le sens de la vie, qui a toujours été en arrière-plan de ma vie depuis que j’ai 16 ans, avec la lecture de Spinoza puis Paul Diel. Elle s’est ravivée il y a environ un an quand j’ai lu Le mythe de Sisyphe de Camus, qui nous explique que la vie est absurde mais qu’il faut quand même la vivre. C’est puissant, mais c’est aussi un peu vertigineux. Ci-dessous sont quelques faibles tentatives d’apporter à mes propres pensées un peu d’ordre.</em></p>
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<p dir="auto">L’absence de sens. </p>
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<p dir="auto">Quand on a tué Dieu, que reste-t-il ? </p>
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<p dir="auto">Nietzsche nous a mis en garde de notre tendance à remplacer Dieu par son équivalent laïc : le Bien, le grand soir, le Progrès. </p>
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<p dir="auto">Mais si l’on s’efforce de ne pas recréer Dieu, à quoi nous raccrocher ?</p>
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<p dir="auto">Lordon a écrit quelque part : la question du sens est paradoxale, car l’humain crée lui-même le sens qu’il donne à sa vie.</p>
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<h1 dir="auto">Référentiels de sens</h1>
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<p dir="auto">Si on choisit d’adhérer à un sens de la vie qui est très éloigné du sens commun, on a un intérêt à ne pas changer d’avis plus tard. Si on décide qu’on vit pour tuer, revenir sur cette décision peut nous coûter très, très cher. </p>
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<p dir="auto">Indépendamment du choix d’un référentiel de sens particulier, on peut donc étudier les relations entre les différents référentiels. </p>
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<p dir="auto">La joie a tendance à donner du sens et la souffrance à en enlever ; et choisir un référentiel très éloigné du référentiel moyen dans lequel on baigne peut générer de la souffrance, tandis qu’à l’inverse, s’aligner sur le référentiel moyen, pour peu qu’on arrive à s’y conformer suffisamment, est plutôt joyeux. </p>
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<p dir="auto">Une méta-valeur raisonnable peut donc être la joie apportée par un référentiel, car un référentiel qui est source de joie a de bonnes propriétés de stabilité : il s’auto-soutient, contrairement à des référentiels générateurs de tristesse qui contiennent le germe de leur propre abandon.</p>
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<p dir="auto">Pour que la stabilité soit réelle, la joie doit elle-même être stable, et non passagère et soumise à des épisodes chaotiques de tristesse. Un référentiel de joie stable organise l’effacement du questionnement même sur le sens, de son propre questionnement, puisque c’est l’affect qui crée le sens (« C’est l’affect qui crée la valeur », Lordon (qui reformule Spinoza), <em>La condition anarchique</em>).</p>
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<p dir="auto">La notion de joie stable permet de faire le lien avec la méta-valeur de conformité à la raison chez Spinoza (Lordon, La condition anarchique, « Ce qui vaut vraiment »), qui est d’après ce dernier le « bien véritable » « dont la découverte et l’acquisition [nous] feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue » (Spinoza, <em>Traité de la réforme de l’entendement</em>).</p>
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<p dir="auto">Bien sûr, la méta-valeur de stabilité et d’effacement de son propre questionnement peut être elle-même remise en question, en principe. Les méta-valeurs ne valent pas mieux que les valeurs qu’elles organisent. Mais en pratique, qui les remettra en question, si le principal intéressé ne le fait pas ? Et ne va-t-on pas vers des objections de plus en plus théoriques et de moins en moins soutenables ?</p>
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<p dir="auto">Réflexion en passant : un référentiel stable est-il vraiment désirable ? Quid de celui du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley qui est stable, joyeux et d’un certain point de vue rationnel, mais que la plupart d’entre nous rejettent instinctivement ? Comment le justifier ? Argument de puissance ? (C’est la piste que suggère Lordon, eh oui, toujours lui.)</p>
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<p dir="auto">Bien sûr comme le souligne Lordon, la limitation de la méta-valeur de joie stable / raison spinoziste réside dans son faible pouvoir de résolution : c’est une règle très difficile à utiliser dans bien des cas. Particulièrement en matière politique. Ainsi, même si on accepte la raison comme méta-valeur, on reste condamné à errer. Pour citer encore Lordon :</p>
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<blockquote dir="auto">
<p>Placer sa vie sous la conduite de la raison, c’est atteindre, par le troisième genre de connaissance, « la plus haute satisfaction de l’esprit qu’il puisse y avoir » (Éth., V, 27), une joie stable, inaltérable même, en fait l’expérience d’une « certaine espèce d’éternité » – et cela est <em>vrai</em>. Mais ce « placement » n’est pas simple, et entre-temps il faut essayer d’errer le moins mal possible. Or nous errerons. Tant que nous ne sommes pas dans « l’autre monde » à l’intérieur de ce monde, le monde des affects actifs – et Spinoza nous dit que nous n’y serons jamais complètement –, nos adhérences axiologiques continueront d’avoir tous les caractères usuels de l’anarchie. C’est-à-dire la même impossibilité de se prévaloir d’un fondement, la même exposition au risque d’une menée axiomachique adverse, la même instabilité. Toutes les fois où l’affect commun axiologique ne parviendra pas à calmer complètement l’aperception rationnelle du vide, toutes les fois où l’absence de l’ancrage absolu se fera de nouveau mordante, il faudra assumer le décisionnisme des affects. À la fin des fins, dans le monde de la servitude passionnelle, et sur un grand nombre de sujets (tous ceux où l’<em>exemplar</em> ne suffit pas à nous aider à nous orienter), à la question « pourquoi ? », il faudra assumer qu’il n’y a pas de réponse. Pas de réponse ultime autre que : « Parce que ! » « Parce que ! » est le fond de la réponse conative. Car c’est ainsi que procède le conatus : par affirmation. Plus même : il est affirmation. Après avoir beaucoup argumenté, beaucoup justifié, présenté des principes, accepté de discuter la valeur des principes en invoquant des principes supérieurs, et puis remis en question la valeur des principes supérieurs à leur tour, remonté toute la chaîne des généralités, on devra se rendre à la butée de la parole terminale, et consentir à ce qu’elle soit ce qu’elle est : « Pour moi, pour nous, c’est <em>comme ça</em>. » « Pour nous », c’est-à-dire d’après notre affect, d’après notre <em>ingenium</em>. Quand toutes les raisons ont été épuisées, quand aucune n’est parvenue à conduire dans une ultime et inexpugnable redoute, il ne reste que cela : le dernier mot, affirmatif, denotre conatus en son pli particulier.</p>
</blockquote>
<br>]]><![CDATA[Réflexions sur la politique de modération sur le fédiverse]]>https://fediverse.blog/~/BricBrac/Réflexions%20sur%20la%20politique%20de%20modération%20sur%20le%20fédiverse/2022-12-19T00:10:30.796366+00:00mallaborihttps://fediverse.blog/@/mallabori/2022-12-19T00:10:30.796366+00:00<![CDATA[<p dir="auto">Oui c’est l’éternel débat et le pire débat, mais bon, j’observe des dynamiques qui se répètent avec la nouvelle vague d’arrivants.</p>
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<p dir="auto">Je ne pense pas que le ban d’instance devrait être systématique quand il y a désaccord sur la politique de modération.</p>
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<p dir="auto">Par exemple si un·e admin refuse de ban des transphobes (genre des TERF), est-ce qu’il faut bloquer son instance ? Eh bien, j’ai beau trouver horrible les commentaires ou le harcèlement transphobes, je pense que ça dépend. À mon avis, c’est un outil vraiment radical, et il ne faudrait l’utiliser qu’en dernier ressort, par exemple si l’instance en question héberge des campagnes de harcèlement qu’il n’y a pas d’autre moyen d’éviter.</p>
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<p dir="auto">Parce que tout le monde n’a pas nos opinions politiques radicales ; et oui, aussi triste que ça soit, ne pas être banalement transphobe est une opinion radicale encore aujourd’hui. Je ne suis pas un défenseur du « il faut débattre avec tout le monde » ; je pense qu’il faut toujours tenir compte du contexte et des conséquences. J’ai peur que bloquer des instances entières à cause de cas individuels, si c’est une politique systématique, ne crée trop d’isolement ; et ne laisse aux gens que le choix entre des communautés isolées, minuscules ou bien le reste des gens (c’est-à-dire une foule homogène et violente).</p>
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<p dir="auto">Donc je pense que parfois, ça peut avoir du sens de rester fédéré avec des admins qui ne sont pas nos alliés, tant qu’ils ou elles ne sont pas activement hostiles, tant que ça reste soutenable ; et ce, pour éviter de créer de la fragmentation à trop grande échelle (c’est-à-dire mettre des barrières entre des gens qui n’avaient rien demandé).</p>
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<p dir="auto">Maintenant, je ne suis pas admin d’instance — et ne compte pas l’être. C’est juste l’avis que j’ai après des années que j’observe ce débat. Peut-être que j’ai tort, je n’ai qu’une vision partielle, n’hésitez pas à me faire savoir s’il y a des faits dont je ne me rends pas compte.<br></p>
]]><![CDATA[Une IA sans corps est-elle possible ?]]>https://fediverse.blog/~/BricBrac/Une%20IA%20sans%20corps%20est-elle%20possible%20%3F/2022-08-18T20:32:50.395687+00:00mallaborihttps://fediverse.blog/@/mallabori/2022-08-18T20:32:50.395687+00:00<![CDATA[<p dir="auto">Mais on voit vite à quel point cette définition est vague. (Et influencée par le dualisme pensée-matière occidental ?) Car qu’est-ce qu’un humain sans corps ? Il faut bien que cet humain ait une capacité de recevoir les stimulations du monde et d’agir, pour prétendre être quoi que ce soit. Qui plus est, si l’on voit le cerveau comme réalisant des sorties à partir d’entrées, ces entrées sont des faits du corps — transmises par les nerfs, qui sont eux-mêmes des neurones — et les sorties aussi. Dans la plupart des récits, les IA sont imaginées avec au moins une partie des sens selon la liste d’Aristote, comme l’ouïe, voire la vue, le problème de l’interface avec le cerveau étant supposé résolu. Mais qu’est-ce qu’un humain qui ne peut sentir le poids de ses bras, de ses jambes et la position de son dos ? Comment peut-il ressentir la peur, sinon comme un nœud dans ses entrailles ? Comment ressentirait-il la joie sensuelle donnée par une musique ou la chaleur d’une amitié, lui qui n’a pas de veines pour convoyer les hormones qui nous font nous sentir légers, ni d’organes pour les recevoir ?</p>
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<p dir="auto">Qu’on s’entende bien, je ne suis pas en train de défendre la thèse naïve selon laquelle un être vivant simulé par un programme ne peut ressentir d’émotions. Je dis en revanche que pour les ressentir, le programme devra simuler avec une grande fidélité tout ce qui définit ces émotions : le système lymphatique et les organes qu’il alimente, ainsi que le système nerveux qui relie ces organes au cerveau. (Des recherches récentes suggèrent qu’on a des neurones dans les intestins.) Faute de quoi, notre entité numérique sera un humain privé de la plupart de ses sens, et même privé d’émotions. Un humain donc incapable de contacts sociaux, un sociopathe. De façon intéressante, c’est un trait assez classique des IA dans la science-fiction populaire (on pense irrésistiblement au ton monocorde de GladOS dans Portal).</p>
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<p dir="auto">Si simuler tous les processus physiques en lutte qui constitue un être vivant est trop coûteux, on peut bien sûr imaginer de tricher en simplifiant, en stylisant des processus qu’on jugera moins essentiels. De toutes les écrivaines et écrivains de SF, le génial Greg Egan ne s’y est pas trompé : dans <em>La cité des permutants</em>, le corps des Copies est « modélisé jusqu’au niveau subcellulaire ». Mais diverses tricheries ont lieu pour économiser du temps de calcul, par exemple quand il s’agit d’ingérer de la nourriture.</p>
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<p dir="auto">Mais dans la réalité, chaque partie de corps dont la fonction sera simplifiée sera une expérience possible dont notre humain numérique sera privé. Quels processus peut-on simplifier sans perdre le plaisir d’un repas, ou le plaisir de la musique ?</p>
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<p dir="auto">Ainsi, en poussant l’expérience de pensée sur les entités numériques, on voit à quel point sont pertinentes les philosophies de Spinoza, puis de Nietzsche, qui affirment la centralité du corps dans notre expérience consciente, jusque dans nos émotions et notre faculté de penser. En fait, on trouve déjà chez Spinoza l’idée que la Raison n’est qu’un affect parmi d’autres, donc un processus émotionnel et corporel.</p>
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<p dir="auto">La question du corps se posera nécessairement à quiconque s’attaquera à l’immense entreprise de rendre possible des êtres vivants numériques.</p>
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<h2 dir="auto">Trucs cools à lire</h2>
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<p dir="auto">Greg Egan est pour moi l’auteur qui a fait les histoires les plus profondes, les plus plausibles et les plus belles sur le thème des êtres numériques. Ma petite sélection: </p>
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<ul dir="auto">
<li><em>En apprenant à être moi</em> (nouvelle, 1990), dans <em>Axiomatique</em>, le Bélial’ & Quarante-Deux, 2006. Court et ramassé mais une claque géniale !</li>
</ul>
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<ul dir="auto">
<li><em>La cité des permutants</em>, Robert Laffont/Ailleurs et Demain, 1996. Un de ses premiers romans, il a quelques défauts mais aussi énormément de qualités et une histoire fascinante…</li>
</ul>
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<ul dir="auto">
<li><em>Gardes-frontières</em> (nouvelle), dans <em>Océanique</em>, le Bélial’ & Quarante-Deux, 2009.</li>
</ul>
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<ul dir="auto">
<li><em>À dos de crocodile</em> (nouvelle, dans le même univers que la précédente), le Bélial’, 2021. Sans doute ma préférée de toutes les nouvelles d’Egan.</li>
</ul>
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<ul dir="auto">
<li><em>Diaspora</em>, le Bélial’, 2019. Plus exigeant que les précédents, on est plongé directement dans le bain et il faut accepter de se familiariser peu à peu avec des êtres très différents de nous.</li>
</ul>
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<ul dir="auto">
<li>Quasiment l’entièreté du recueil de nouvelles <em>Instantiation</em> (pas encore édité en français), <a href="https://www.smashwords.com/books/view/1001668" rel="noopener noreferrer">Smashwords</a>, 2020.</li>
</ul>
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<p dir="auto">Et plus généralement, même hors du thème des entités numériques, Greg Egan est de loin mon auteur de SF préféré !</p>
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<p dir="auto">Voir aussi :</p>
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<ul dir="auto">
<li>Ted Chiang, <em>The Lifecycle of Software Objects</em>, Subterranean Press, 2010.</li>
</ul>
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<p dir="auto"><strong>Édit. 6 mois plus tard :</strong> Je suis en train de lire <em>La justice de l’ancillaire</em> (et les deux romans qui font suite) d’Ann Leckie et je suis obligé de le mentionner ici tant c’est pertinent sur la question du corps et des IA. C’est un sujet central du roman et ça va totalement contre les IA désincarnées qu’on peut voir partout ailleurs. C’est très bien traité et passionnant ! J’ai publié <a href="https://bookwyrm.social/user/mallabori/review/725863/s/bangerrrrrrrrrrr#anchor-725863" rel="noopener noreferrer">un commentaire</a> du livre sur Bookwyrm si vous voulez avoir encore plus envie de le lire.<br></p>
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