Inflation du numérique : Toujours plus de puissance pour lire ses mails

Dernièrement, mon partenaire a acheté un téléphone à clapet japonais des années 2000-2010 suite à son raz le bol des smartphones qui font « trop de choses ». Le téléphone est sous Android 5 et peut donc encore faire fonctionner pas mal d’applications. La première chose qui m’a perturbé en l’essayant, c’est sa lenteur : tout prend 2-3 min à charger. Pourtant, dans mes souvenirs, à l’époque les temps de chargement n’étaient pas beaucoup plus longs que ceux d’aujourd’hui.

Je me suis donc intérrogé sur l’origine de cette lenteur et la frustration qu’elle m’a généré lors de mon essais. Dans cet article, je parlerai de l’inflation du numérique, terme que je propose pour décrire l’augmentation continue de la puissance de calcul du numérique pour satisfaire les mêmes besoins.

L’augmentation de la puissance de calcul

Je vais me concentrer sur les téléphones dans cet exemple. À sa sortie en Juin 2008 l’Iphone 3G était l’un des premiers modèles de smartphones tels qu’on les connait aujourd’hui. À l’époque, il était équipé d’un processeur ARM11 de 412 MHz (ce qui siginifie qu’il exécutait 412 millions d’instructions par seconde). Une batterie de 1150 mAh. Ainsi qu’un carte graphique PowerVR, ainsi que de 16 Go de stockage pour le prix de 299 $ (441.16 $ actuel avec l’inflation).

À l’époque c’était le top de la technologie. Les photos étant en 2 millions de pixels (MP) la plupart des images faisaient moins de 2 Mo. Je suis allé chercher quelques applications de l’époque pour voir un peu les tailles (merci ApkMirror et Archive) :

  • Facebook 2.5 Mo
  • Doodle Jump 6.4 Mo
  • Youtube 0.44 Mo
  • Angry birds 9 Mo

Ce n’est pas toujours la version de l’application à la sortie, j’ai fait de mon mieux niveau spéléologie et remonter avant 2011 est complexe.

On est maintenant en 2025. Jetons un œil à ce qui se fait en termes de téléphones. Je ne listerai pas toutes les nombreuses caractéristiques des téléphones actuels. Dans la même gamme de prix qu’à l’époque (~450 €), j’ai réussi à trouver le Samsung S24 en promo, qui a les fonctionnalités suivantes :

  • 8 Go de RAM (autant que mon laptop ??)
  • 128 Go de mémoire
  • Caméra 50 MP avec la capacité de faire de la slow-mo, une détection de lumière en milieu sombre, et pleins d’autres trucs
  • Puce IA pour faire de la traduction automatique et d’autres choses
  • Écran 6.7“ à 120 Hz
  • Processeur Exynos 2400e qui contient : 10 cœurs de calcul à 3 GHz + GPU Samsung Xclipse 940. En comparaison, on peut faire 100 fois plus de calculs par seconde sur ce téléphone par rapport à l’iPhone 3G.

Mais l’iPhone 3G était le top de ce qui se faisait à l’époque, essayons donc de regarder ce qu’il en est aujourd’hui avec l’iPhone 16 pro à 1979 $ (de 2025, et sans promo) :

  • Processeur A18 : 6 cœurs à 4.04 GHz. En comparaison, la puce A9 produite en 2015 n’a que 2% de la puissance de calcul de l’A18.
  • 8 Go de RAM
  • 1 To de stockage
  • Batterie de 3582 mAh
  • Puce IA
  • 2 caméras 48 MP et 1 caméra 12 MP (ce qui fait environ 95 Mo la photo)
  • Une pléthore de caractéristiques additionnelles en option

Et à coté de ça, les applications ont grossi significativement :

  • Facebook 77.6 Mo (sans compter les 500 Mo de cache d’utilisation)
  • Doodle Jump : 70 Mo
  • Youtube : 139 Mo
  • Angry Birds : 492 Mo

Les téléphones sont devenus 100 fois plus puissants qu’avant, on peut donc utiliser des services plus gourmands. Les applications ont grossi et se sont adaptées à fonctionner sur ces nouveaux appareils. Donc, au final, qu’est-ce qui a changé ? Pour revenir au téléphone de l’introduction, il est sans doute lent actuellement en partie à cause de l’usure des composants (il a 15 ans tout de même), mais aussi par le fait que les applications aient continué de grossir alors que sa performance, non.

L’adaptation hédonique

Le concept est plutôt connu mais il est parfois bien de le revoir : qu’est ce que l’adaptation hédonique ? D’après Wikipédia c’est : «la tendance observée des humains à revenir rapidement à un niveau de bonheur relativement stable en dépit d’événements positifs ou négatifs majeurs ou de changements importants dans leur vie ». Nous ne discuterons pas ici des tenants et aboutissants de cette théorie ; je souhaite simplement amener une idée qu’elle porte : bien que le monde dans lequel nous sommes change, notre satisfaction n’est pas forcément impactée de manière durable. Effectivement, de nos jours avec les nouvelles technologie nous pouvons voir des films en 4K sur nos écrans de téléphone dans le métro. Nous pouvons communiquer avec des gens à travers la planète et nos téléphones sont capable de comprendre ce que nous disons pour envoyer les messages par commande vocale. Et alors ? Qu’est-ce qui a changé finalement ? Certes, des domaines comme la santé ont progressé et amélioré notre qualité de vie. Mais pour le reste ?

Une analogie que j’utilise régulièrement est celle proposée par Ivan Illich sur la voiture (dans La Convivialité, son essai de 1973). Nous avons inventé la voiture pour pouvoir aller plus loin, plus vite aux lieux d’importance, tel que notre travail, les commerces, administrations. Mais une fois que la majorité du monde a acquis une voiture, les bureaux de poste, écoles, cabinets médicaux, etc. se sont mécaniquement éloignés, générant les dits « déserts médicaux », les villes de plus en plus étalées. Et maintenant nous prenons le même temps que précédement pour aller à ces endroits, mais nous devons acheter une voiture pour ce faire. Du coup, dans cet analogie, à quoi a servi la voiture ? Quelle a été sa plus-value pour nous en temps que citoyen⋅ne d’une société ?

On pourrait faire la même remarque avec bien des objets et services qui nous entourent. Etant donné que les envies/besoins¹ ont continué d’augmenter, nous avons maintenant de téléphones plus puissants. La lenteur et la frustration généré par le flot de données croissant que notre vieil appareil ne peux plus traiter devient la raison d’acheter un nouveau téléphone. Qui deviendra la raison pour laquelle les applications continueront de grossir.

Les impacts de la consommation

L’achat de toutes ces nouvelles choses à un coût, et souvent lors d’un achat on considère l’aspect monetaire car c’est celui qui est proche, celui que l’on paye directement. Mais qu’en est-t’il du coût que l’on fait payer à d’autres ? Le coup social, sociétal, environnemental, matériel ? Ce sont des coûts que – parce qu’ils ne sont pas sous nos yeux, ou qu’ils sont désagréables – nous préférons éviter de considérer.

Attardons-nous d’abord sur les impacts minéraux de la production numérique. Reprenons la composition d’un téléphone: or, cobalt, nickel, galium, cuivre, étain, tantale, germanium et une pléthore d’autre métaux². Concernant les mines de cobalt, on sait qu’une partie de l’extraction est faite en République Démocratique du Congo et en Zambie. Dans les deux cas l’extraction se fait au détriment des populations et de leurs conditions de vie. Entre le travail des enfants dans les mines, le contrôle par des groupes armés qui font travailler de force les populations (source). En plus de maintenir ces forces armées au pouvoir en les enrichissant, cet extractivisme encourage leurs agissements et donc l’exploitation de plus de gisements et de travailleur⋅es. Une observation faite par Fabien Lebrun dans son ouvrage Barbarie numérique de 2024 : à chaque augmentation de la demande en matériaux, la violence du conflit augmente. Dans la quête du toujours mieux, vient un certain nombre de nouveaux matérieaux, tel que l’indium pour les écrans tactiles, le néodyme pour de meilleurs enceintes, du magnésium pour une protection aux interférences électromagnétiques de l’antenne².

Acheter du numérique neuf a donc d’importants impacts liés à l’extraction des métaux. Mais le recyclage nous permet de récupérer la plupart des métaux d’un smartphone, n’est-ce pas ? Eh non, loin de là. Mondialement seuls 17% des déchets électroniques sont collectés, et leur recyclage effectif est une mission impossible : imaginez une rataouille, depuis laquelle vous voudriez récupérer tous les aliments dans leur état originel. Dans les faits, l’industrie du recyclage procède par broyage, et on récupère environ 5 métaux sur les dizaines contenus dans le broyat : or, argent, cuivre, platine, palladium³… Chaque nouveau téléphone implique donc systématiquement l’extraction des matériaux nécessaires à sa construction.

Maintenant pour ce qui en est des impacts au sein même de nos sociétés industrialisées. Malgré des dizaines d’années d’optimisation des processus de fabrication des smartphones (par exemple), un téléphone est toujours de plus en plus cher (et long) à produire, car les gains en productivité ont été consommés par notre désir de nouveauté. Désir qui a lui-même été stimulé par les dynamiques de marché, inhérentes au capitalisme. C’est comme ça qu’un téléphone vieux de 5 ans ne suffit aujourd’hui plus à combler nos désirs/besoins, alors qu’il n’a pas changé. C’est ça que j’appelle l’inflation du numérique : l’accroissement des capacités d’un même objet, pour répondre au même besoins initiaux, plus à d’autres besoins qui ont été créés dans l’intervale. C’est une des émanations du paradoxe de Jevons ou effet rebond⁴.

La sobriété

Bien qu’internet ait été rendu populaire par sa capacité à rassembler des gens éloignés, aujourd’hui il sépare des gens qui sont proches et a perdu sa convivialité. De par ses modèles pensés pour captiver l’attention⁵, la concentration et l’énergie. Le temps est plus souvent dédié au doom-scroll – le fait de faire défiler infiniment sans volonté du contenu, typiquement sur les réseaux sociaux – qu’à effectivement échanger avec des gens. Une partie d’internet s’est « civilisée » et a pris le même aspect capitaliste que nos centre commerciaux. Lorsque j’ouvre mon téléphone j’ai plus l’impression de faire un tour dans une galerie marchande que de découvrir un monde merveilleux où l’expression de chacun fourmille. On a parfois la triste impression que le capitalisme a remporté la bataille du net.

Quand je parle de sobriété, je ne parle pas d’un retour à l’Âge de Pierre ni d’un rejet du progrès. Je parle de se poser la question de la « raisonnabilité », du bon sens, ou de l’économie : adapter les outils aux besoins et non les besoins aux outils. Parfois les solutions sont anciennes et il n’y a pas besoin de les changer, parfois un nouvel outil permet de faire les choses mieux. Mais si je désire plus parceque j’ai ce nouvel outil, est-ce que ça vaut vraiment la peine ? Le temps que cet outil va me dégager, à quoi servira-t-il ? À produire plus ou à passer plus de temps pour moi ? À lire un livre ou à prendre des vacances à l’autre boût du monde ? Avec tout le temps qu’on a gagné avec les révolutions industrielle et technologiques, l’efficacité de production, pourquoi est ce qu’on travaille toujours 1/3 de notre temps pour le même niveau de vie ? Voilà les questions que je m’efforce de me poser et que j’aimerais que plus de gens se posent.

Je prêche l’utilisation de solutions just-right (« juste bonnes », c’est à dire adaptées). Tout n’est pas à jeter dans les inventions des dernières années : de belles choses sont apparues, notamment en termes de culture, on a pu démocratiser un certain nombres de choses (par exemple le prix moyen d’un piano d’entrée de gamme). Aujourd’hui je peux découvrir les oeuvres produites par des étudiant⋅es dans leurs chambres ; je peux apprécier le talent de ces personnes qui n’ont pas grand-chose de plus que de bonnes idées, du talent et beaucoup de motivation. Mais justement, j’aborde ce sujet pour pouvoir continuer à apprécier leur travail et ne pas les dédaigner parce qu’elles n’utilisent pas les dernières technologies. Depuis peu, j’essaye de prendre le temps d’apprécier le travail humain à sa juste valeur dans chaque chose, de considérer la technologie comme outil pour réaliser et partager, et non comme finalité. Et en temps qu’ingénieur⋅e, je ne parle pas que de la beauté de l’art mais aussi des machines. J’apprécie infiniment plus une machinerie poussièreuse finement adaptée à son besoin, qu’une usine a gaz flambant neuve.

Conclusion

On ne devrait pas avoir besoin d’acheter du nouvau matériel pour jouer aux derniers jeux ou même juste consulter les derniers sites web. Dans chaque équipe de production, il faudrait une personne qui a l’ADSL sur un vieux PC du début des années 2000. Et le produit n’aurait pas le droit de sortir tant que cette personne ne peut pas pleinement profiter de la qualité du produit.

« Oui mais c’est pas possible de … »

Dans ce cas est-ce qu’on en a vraiment quelque chose à faire ? Est-ce vraiment un besoin ? Ou juste un nouveau produit à vendre ? L’adaptation hédonique marche dans les deux sens, ne vous inquiétez pas : nous allons survivre et n’en serons pas moins heureux.

Sur ce je retourne sur les internet des annéees 2000, là où la créativité fourmille toujours sans d’autres intentions que le partage en toute convivialité.


¹ : Ce qui est une envie pour certaines personnes au depart peut devenir un besoin pour d’autres une fois que la société l’a rendu nécessaire.

² : Voir l’animation « Des métaux dans mon smartphone » de SystExt, 2017.

³ : On remercie ici aussi SystExt, pour son rapport d’étude sur le recyclage, de 2024.

⁴ : Sur l’effet rebond, voir le tout récent article d’expertes américaines au sujet des effets rebond de l’IA, From Efficiency Gains to Rebound Effects, 2025.

⁵ : Voir à ce sujet le best-seller de la Silicon Valley en 2014, le livre Hooked, qui explique comment générer des comportements addictifs avec la technologie numérique.